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jeudi 30 janvier 2014

Voyager, raconter, photographier

Jean-Claude Guillebaud sera à "La grande librairie" ce soir. Ça tombe bien car je lis le récit de voyage au Vietnam qu'il a fait avec le photographe Raymond Depardon : La colline des Anges - Retour au Vietnam (1972-1992).
J'ai acheté ce livre en visitant l'exposition du Grand Palais, "Un moment si doux". Moment de grâce ! 

Au Vietnam, les deux journalistes avaient vécu la guerre en 1972. Ils y  sont retournés en 1992.

Ce livre est poignant de sincérité, d'émotion, d'humanité. De plus, l'écriture de JC Guillebaud est à la fois sobre et poétique, d'une grande force.

Ci-dessous, quelques citations sur l'écriture et la photographie.

Partir : 
" A l'escale de Bombay, enfin, cueillis par la touffeur subite d'une salle de transit, nous commencions à être rendus à nous-mêmes, à cette légèreté un peu ivre : le vrai départ qui est aussi - toujours - un retour sur soi-même" (P.9)

Photographier (Raymond Depardon) : 
"Il veut donner à voir, ouvrir le champ d'assez loin, renoncer aux cadrages trop composés, les "Fragonard", comme il dit..." 

Ecrire : 
"J'ai l'impression qu'il essaie lui aussi d'éliminer les clichés, ces "points de vue" évidents, ces angles convenus, ces joliesses tentantes qui sont à la photo ce que les redites ou les redondances sont à l'écirture : des insignifiances." (P. 201)

                                                                                                                               Editions Points, 2006.

dimanche 24 novembre 2013

Errance, photographie, poésie...



Trouver le lieu et la formule.



Cette formule de Rimbaud continue de hanter l’esprit de poètes, de photographes, de géographes,… tous obsédés par l’écriture des lignes du monde, pas après pas, signe après signe. Je risque ici quelques rapprochements.



Arthur Rimbaud

Texte des Illuminations inspiré par le vagabondage avec Verlaine.



Vagabonds



Pitoyable frère ! Que d'atroces veillées je lui dus ! "Je ne me saisissais pas fervemment de cette entreprise. Je m'étais joué de son infirmité. Par ma faute nous retournerions en exil, en esclavage." Il me supposait un guignon et une innocence très-bizarres, et il ajoutait des raisons inquiétantes.

Je répondais en ricanant à ce satanique docteur, et finissais par gagner la fenêtre. Je créais, par delà la campagne traversée par des bandes de musique rare, les fantômes du futur luxe nocturne.

Après cette distraction vaguement hygiénique, je m'étendais sur une paillasse. Et, presque chaque nuit, aussitôt endormi, le pauvre frère se levait, la bouche pourrie, les yeux arrachés, — tel qu'il se rêvait — et me tirait dans la salle en hurlant son songe de chagrin idiot.

J'avais en effet, en toute sincérité d'esprit, pris l'engagement de le rendre à son état primitif de fils du soleil, — et nous errions, nourris du vin des cavernes et du biscuit de la route, moi pressé de trouver le lieu et la formule.



*



Cette quête rimbaldienne est aussi celle de Kenneth White, le penseur-poète, auteur de L’Esprit nomade, qui consacre sa vie à sortir des autoroutes de la pensée en développant l’archipel de géopoétique.



Voici ce qu’on peut lire sur la page d’accueil de son site :



Quant au mot « poétique », je ne l’utilise pas dans le sens académique de «théorie de la poésie». Il n’est question ici ni de poésie dans le sens traditionnel (poésie pure, poésie personnelle, etc.), encore moins dans le sens dégradé (fantaisies filmiques, lyrisme de la chansonnette, etc.) qui a cours en général. Passons vite sur cette pauvre sociologie, et pensons, par exemple, à l’« intelligence poétique » (nous poetikos) d’Aristote.

Par « poétique », j'entends une dynamique fondamentale de la pensée. C'est ainsi qu'il peut y avoir à mon sens, non seulement une poétique de la littérature, mais une poétique de la philosophie, une poétique des sciences et, éventuellement, pourquoi pas, une poétique de la politique.[… ]



La géopoétique, basée sur la trilogie eros, logos et cosmos, crée une cohérence générale – c’est cela que j’appelle «un monde».

Un monde, bien compris, émerge du contact entre l’esprit et la Terre. Quand le contact est sensible, intelligent, subtil, on a un monde au sens plein de ce mot, quand le contact est stupide et brutal, on n’a plus de monde, plus de culture, seulement, et de plus en plus, une accumulation d’immonde.




*



Le photographe Raymond Depardon parle aussi de cette quête du lieu dans l’errance.



Le géographe Michel Lussalt le souligne dans un entretien :



Raymond Depardon a l’œil géographique depuis longtemps, et en particulier dans ce dernier travail sur la France.



Le lieu est ce je-ne-sais-quoi qui émerge d’un territoire et constitue un abri pour l’expérience humaine – abri ne désignant pas forcément maison, cabane, résidence… Un lieu, c’est quelque chose de petit, de relativement circonscrit, qui nous arrête et nous provoque. le Lieu, c’est quand on peut se dire : « là », « c’est là », je suis là », voire »on est bien, là ! ».

La France de Raymond Depardon. Exposition à la BNF. Télérama Horizons 2001.



*



Errance. Raymond Depardon. Edition Points Seuil 2003. © Seuil 2000.



Un mot revenait toujours dans la conversation, c’était le mot errance. Mais comment photographier cette errance et d’abord qu’est-ce que cela voulait dire ? (P.8)



Un jour, je reçois par télécopie un étrange texte qui va finir par me rassurer. Il est signé de monsieur Alexandre Laumonier : « Errance ou la pensée du milieu »

« L’errance, terme à la fois explicite et vague, est d’ordinaire associée au mouvement, et singulièrement à la marche, à l’idée d’égarement, à la perte de soi-même. Pourtant, le problème principal de l’errance n’est rien d’autre que celui du lieu acceptable. »

C’était la première fois que je voyais cette définition écrite. C’étaient enfin les mots que je cherchais.

« L’errant en quête du lieu acceptable se situe dans un espace très particulier, l’espace intermédiaire. Á l’espace intermédiaire correspond en fait un temps intermédiaire, une temporalité que l’on pourrait qualifier de flottante. […]

Le texte continuait :

« Car l’errance n’est ni le voyage ni la promenade, etc. mais bien : Qu’est-ce que je fais là ? » (Pp 12-13)



J’ai le pressentiment que quelque chose ne sera plus comme avant. C’est peut-être là la vraie définition de l’errance, de sa quête, avec sa solitude et sa peur. C’est le désir que je cherchais, la pureté, la remise en cause, pour aller plus loin, au centre des choses, pour faire le vide autour de moi. Je me dois de me laver la tête… pour rencontrer le centre d’une nouvelle image, ni trop humaine, ni trop contemplative, où le moi est aspiré par les lieux quand le lieu n’est pas spectacle, ni surtout obstacle. Il me faut vivre cette quête qui est la mienne… Elle arrive à un moment, ni bon, ni mauvais, elle est nécessaire… Pour être juste, cette errance est forcément initiatique… mon regard va changer… Cette quête devient la quête du moi acceptable. (P. 14)



Le réel pour un photographe est un compagnon. Parce qu’un photographe est forcément confronté au réel : l’imaginaire est assez complexe à photographier. Á part dans le cas d’une photo complétement truquée techniquement, on est dans le réel. J’ai besoin du réel parce que je pense que c’est une forme qui oblige, qui me confronte, qui me dérange, qui m’emporte, qui me dérive, qui me kidnappe peut-être et qui change un peu les idées préconçues que je peux avoir, que je peux me fabriquer en tant qu’individu. (P. 68)



Á travers l’errance, j’ai fait un voyage en moi-même (P.118)



[…] tout le monde peut se lancer dans une errance et elle sera la sienne, elle ne ressemblera à aucune autre. C’est la revendication de l’identité du regard, du photographe, de l’être humain, de la personnalité. On peut avoir une sensibilité différente, des attirances pour des lieux autres. Ce qui est intéressant et ce qui montre le côté ouvert et libre de l’errance, c’est cette quête de soi-même. Parfois, il faut rester plus modeste, plus humble, ne pas avoir la prétention de vouloir changer le monde avec ses images, mais rester à sa place, tendre la main, partager la route, rapprocher les gens. Mais sans dogmatisme, sans message, sans ethnocentrisme, c’est-à-dire sans domination de l’un sur l’autre, sans donner de leçons, sans faire de paternalisme. (P.138)



*

Et n’oublions pas, comme le souligne Kenneth White dans Les affinités extrêmes, que si Rimbaud a cessé d’écrire de la poésie, il a écrit des articles géographiques lors de ses errances en Abyssinie…

*

Exposition de Raymond Depardon Un moment si doux du 17 novembre 2013 au 10 février 2014, au Grand Palais, Paris.




vendredi 29 octobre 2010

Raymond Depardon à la BNF

N'ayant pu avoir accès à l'exposition Monet, je suis allée voir l'exposition Depardon à la BNF et ne l'ai pas regretté. C'est un travail magnifique, j'ai ressenti une forte émotion poétique dans sa recherche et dans les tirages grand format qui transforment  ces portions de réel banal en tableaux de maître. Si on parle de géopoétique, Raymond Depardon est vraiment un géographe (qui écrit la terre) et un géopoéticien (qui cherche à lire les lignes du monde). Le résultat est d'autant plus poétique qu'à aucun moment, il ne cherche à faire poétique, montrer suffit. La composition de chaque photo comporte des rimes (correspondances de lignes ou de couleurs, parallélismes) qui témoignent à qui sait voir du travail de recherche préalable, masqué par une simplicité apparente.
Voici le lien de la BNF François Mitterand: http://www.bnf.fr/fr/evenements_et_culture/anx_expositions/f.france_depardon.html
Le hors série de Télérama est passionnant, et bien sûr, on peut garder trace des photos dans le livre publié, mais les grands formats exposés sont beaucoup plus "parlants".
Le géographe Michel Lussault, dans Télérama, rappelle l'origine du mot "exister": "être placé" ou "sortir de", selon la version du Robert culturel, et cite Georges Pérec: "Vivre, c'est passer d'un endroit à un autre en essayant de ne pas se cogner" (dans Espèces d'Espaces).