Trouver le lieu et la formule.
Cette formule de Rimbaud continue de hanter l’esprit
de poètes, de photographes, de géographes,… tous obsédés par l’écriture des
lignes du monde, pas après pas, signe après signe. Je risque ici quelques
rapprochements.
Arthur
Rimbaud
Texte
des Illuminations inspiré par le
vagabondage avec Verlaine.
Vagabonds
Pitoyable frère ! Que d'atroces veillées je lui dus ! "Je
ne me saisissais pas fervemment de cette entreprise. Je m'étais joué de son
infirmité. Par ma faute nous retournerions en exil, en esclavage." Il me
supposait un guignon et une innocence très-bizarres, et il ajoutait des raisons
inquiétantes.
Je répondais en ricanant à ce satanique docteur, et finissais
par gagner la fenêtre. Je créais, par delà la campagne traversée par des bandes
de musique rare, les fantômes du futur luxe nocturne.
Après cette distraction vaguement hygiénique, je m'étendais
sur une paillasse. Et, presque chaque nuit, aussitôt endormi, le pauvre frère
se levait, la bouche pourrie, les yeux arrachés, — tel qu'il se rêvait — et me
tirait dans la salle en hurlant son songe de chagrin idiot.
J'avais en effet, en toute sincérité d'esprit, pris
l'engagement de le rendre à son état primitif de fils du soleil, — et nous
errions, nourris du vin des cavernes et du biscuit de la route, moi pressé de
trouver le lieu et la formule.
*
Cette quête rimbaldienne est aussi celle de Kenneth
White, le penseur-poète, auteur de L’Esprit
nomade, qui consacre sa vie à sortir des autoroutes de la pensée en
développant l’archipel de géopoétique.
Voici ce qu’on peut lire sur la page d’accueil de son
site :
Quant au mot « poétique », je ne l’utilise pas dans le sens
académique de «théorie de la poésie». Il n’est question ici ni de poésie dans
le sens traditionnel (poésie pure, poésie personnelle, etc.), encore moins dans
le sens dégradé (fantaisies filmiques, lyrisme de la chansonnette, etc.) qui a
cours en général. Passons vite sur cette pauvre sociologie, et pensons, par
exemple, à l’« intelligence poétique » (nous
poetikos) d’Aristote.
Par « poétique », j'entends une dynamique fondamentale de la
pensée. C'est ainsi qu'il peut y avoir à mon sens, non seulement une poétique
de la littérature, mais une poétique de la philosophie, une poétique des
sciences et, éventuellement, pourquoi pas, une poétique de la politique.[… ]
La géopoétique, basée sur la trilogie eros, logos et cosmos, crée une cohérence générale –
c’est cela que j’appelle «un monde».
Un monde, bien compris, émerge du contact entre l’esprit et la
Terre. Quand le contact est sensible, intelligent, subtil, on a un monde au
sens plein de ce mot, quand le contact est stupide et brutal, on n’a plus de
monde, plus de culture, seulement, et de plus en plus, une accumulation
d’immonde.
*
Le
photographe Raymond Depardon parle aussi de cette quête du lieu dans l’errance.
Le
géographe Michel Lussalt le souligne dans un entretien :
Raymond
Depardon a l’œil géographique depuis longtemps, et en particulier dans ce
dernier travail sur la France.
Le lieu est
ce je-ne-sais-quoi qui émerge d’un territoire et constitue un abri pour
l’expérience humaine – abri ne désignant pas forcément maison, cabane,
résidence… Un lieu, c’est quelque chose de petit, de relativement circonscrit,
qui nous arrête et nous provoque. le Lieu, c’est quand on peut se dire :
« là », « c’est là », je suis là », voire »on est
bien, là ! ».
La France de Raymond Depardon. Exposition à la BNF. Télérama Horizons 2001.
*
Errance.
Raymond Depardon. Edition Points Seuil 2003. © Seuil 2000.
Un mot revenait toujours dans la conversation, c’était le mot
errance. Mais comment photographier cette errance et d’abord qu’est-ce que cela
voulait dire ? (P.8)
Un jour, je reçois par télécopie un étrange texte qui va finir
par me rassurer. Il est signé de monsieur Alexandre Laumonier :
« Errance ou la pensée du milieu »
« L’errance, terme à la fois explicite et vague, est
d’ordinaire associée au mouvement, et singulièrement à la marche, à l’idée
d’égarement, à la perte de soi-même. Pourtant, le problème principal de
l’errance n’est rien d’autre que celui du lieu acceptable. »
C’était la première fois que je voyais cette définition
écrite. C’étaient enfin les mots que je cherchais.
« L’errant en quête du lieu acceptable se situe dans un
espace très particulier, l’espace intermédiaire. Á l’espace intermédiaire
correspond en fait un temps intermédiaire, une temporalité que l’on pourrait
qualifier de flottante. […]
Le texte continuait :
« Car l’errance n’est ni le voyage ni la promenade, etc.
mais bien : Qu’est-ce que je fais là ? » (Pp 12-13)
J’ai le pressentiment que quelque chose ne sera plus comme
avant. C’est peut-être là la vraie définition de l’errance, de sa quête, avec
sa solitude et sa peur. C’est le désir que je cherchais, la pureté, la remise
en cause, pour aller plus loin, au centre des choses, pour faire le vide autour
de moi. Je me dois de me laver la tête… pour rencontrer le centre d’une
nouvelle image, ni trop humaine, ni trop contemplative, où le moi est aspiré
par les lieux quand le lieu n’est pas spectacle, ni surtout obstacle. Il me
faut vivre cette quête qui est la mienne… Elle arrive à un moment, ni bon, ni
mauvais, elle est nécessaire… Pour être juste, cette errance est forcément
initiatique… mon regard va changer… Cette quête devient la quête du moi
acceptable. (P. 14)
Le réel pour un photographe est un compagnon. Parce qu’un
photographe est forcément confronté au réel : l’imaginaire est assez
complexe à photographier. Á part dans le cas d’une photo complétement truquée
techniquement, on est dans le réel. J’ai besoin du réel parce que je pense que
c’est une forme qui oblige, qui me confronte, qui me dérange, qui m’emporte,
qui me dérive, qui me kidnappe peut-être et qui change un peu les idées
préconçues que je peux avoir, que je peux me fabriquer en tant qu’individu. (P.
68)
Á travers l’errance, j’ai fait un voyage en moi-même (P.118)
[…] tout le monde peut se lancer dans une errance et elle sera
la sienne, elle ne ressemblera à aucune autre. C’est la revendication de
l’identité du regard, du photographe, de l’être humain, de la personnalité. On
peut avoir une sensibilité différente, des attirances pour des lieux autres. Ce
qui est intéressant et ce qui montre le côté ouvert et libre de l’errance, c’est
cette quête de soi-même. Parfois, il faut rester plus modeste, plus humble, ne
pas avoir la prétention de vouloir changer le monde avec ses images, mais
rester à sa place, tendre la main, partager la route, rapprocher les gens. Mais
sans dogmatisme, sans message, sans ethnocentrisme, c’est-à-dire sans
domination de l’un sur l’autre, sans donner de leçons, sans faire de
paternalisme. (P.138)
*
Et
n’oublions pas, comme le souligne Kenneth White dans Les affinités extrêmes,
que si Rimbaud a cessé d’écrire de la poésie, il a écrit des articles
géographiques lors de ses errances en Abyssinie…
*
Exposition
de Raymond Depardon Un moment si doux du
17 novembre 2013 au 10 février 2014, au Grand Palais, Paris.