dimanche 7 février 2010

Quelques notes de lectures : la Terre, l'Homme, le regard et la poésie


En lisant Kenneth White, je me suis interrogée longtemps sur ce qu'était la perception : où est l'objectivité, voit-on le réel ? Est-ce une projection des sentiments comme on le trouve souvent chez les Romantiques ? Qu'est-ce que le regard de l'artiste et sa traduction en oeuvre d'art ? Quel est le mouvement dialectique entre intériorité et extériorité ? Etc.

A force de me poser, et de poser la question, j'ai trouvé quelques réponses.

Je me souviens de la romancière Sylvie Germain, quand elle a reçu le Prix Goncourt des lycéens pour Magnus, leur expliquant : l'écrivain inspire le monde pour l'expirer par le souffle ; l'écriture n'est donc pas inspiration mais expiration.

Puis Alain Kervern, à qui j'avais écrit, orientaliste et spécialiste du haïku m'avait envoyé un extrait du livre qu'il était en train de traduire : Ce grand vide lumineux, du peintre Yasse Tabuchi (éd. la Part commune). J'y avais trouvé une réponse :


 

«  Le regard du peintre tourné vers l'extérieur possède derrière la rétine un autre regard tourné, lui, vers l'intérieur. le regard tourné vers l'extérieur observe d'emblée et le plus finement possible les formes et les couleurs qui surgissent et disparaissent avec le cours du temps. C'est un regard méfiant à l'égard des distorsions dues à la subjectivité. le regard tourné vers l'intérieur saisit l'aspect des objets qui disparaissent dans l'instant. Ces deux regards, contrairement aux apparences, ne constituent nullement une double structure de la vue. […]
Là où le sujet fait converger regards interne et externe, là est transcendée cette nature à double fond. » (p.62)


 

En ce moment, je lis Cinq méditations sur la beauté, de François Cheng (éd. Albin Michel). J'y retrouve cette réflexion très orientale sur le regard, la vision, le peintre et le poète, qui me paraît directement liée à la réflexion géopoétique.

L'idée de F. Cheng est qu'il faut à la fois - et agissant l'un sur l'autre : la beauté du monde, un regard regardant cette beauté, une transfiguration intérieure de cette vision, une restitution de cette vision transfigurée.


 

Morceaux choisis.

 

La nécessité du regard humain sur l'univers :

« L'homme n'est pas cet être en-dehors de tout, qui bâtit son château de sable sur une plage déserte. Il est issu de l'aventure de la vie ; sa capacité à tendre vers l'esprit, sa faculté de penser, d'élaborer des idées font partie de l'aventure de la vie. tout en ayant l'air d'être perdus au sein de l'univers, nous pouvons supposer aussi que nous sommes la conscience éveillée et le cœur battant de la matière. L'univers pense en nous autant que nous pensons en lui ; nous pouvons être le regard et la parole de l'univers vivant, du moins ses interlocuteurs » (p. 60)


 

Transfiguration :

« [La beauté] est transfiguration par la grâce de la rencontre d'une lumière intérieure et d'une autre lumière donnée là depuis toujours mais tant de fois obscurcie. Trans-figuration est à entendre ici comme ce qui se transforme de l'intérieur, et également comme ce qui transparaît dans l'espace de vie entre le fini et l'infini, entre le visible et l'invisible. » (p.70)


 

« Zhuangzi, un des « pères du taoïsme », au IVème siècle avant notre ère, fait remarquer « qu'entre Ciel et Terre il y a grande beauté », et que « la nature a le pouvoir de transformer le flétri et le pourri en merveilles ». Le zhen-ren, « l'homme véritable » qu'il propose, est celui qui, purifié de l'intérieur, est capable d'entrer en communion totale avec la sphère infinie de l'univers, en y affectant le shen-you ou « randonnée spirituelle ». (p.88)


 

Faire le vide pour voir ou « la voie du Chan » :

« [La démarche…] exige de regarder le monde objectif en face, non selon son apparence, mais comme à la racine, en sorte que l'objet naît et croît véritablement dans le for intérieur du sujet, et que par un retournement, le moi participe au devenir universel. Nous regardons les trois étapes du maître Quingdeng des Song : voir la montagne, ne plus voir la montagne, revoir la montagne. » (p. 93)


 

« Au sein de la Voie, la nature du Souffle et son rythme sont ternaires, en ce sens que le Souffle primordial se divisent en trois types de souffles qui agissent concomitamment : le souffle Yin, le souffle Yang et le souffle du vide médian. Entre le Yang, puissance active, et le Yin, douceur réceptive, le souffle du Vide médian – qui tire son pouvoir du Vide originel – a le don de les entraîner dans l'interaction positive, cela en vue d'une transformation mutuelle, bénéfique pour l'un et pour l'autre. » (p. 95)


 

« La beauté est un appel, au sens le plus concret du mot, et l'homme, cet être de langage, y répond de toute son âme. Tout se passe comme si l'univers, se pensant, attendait l'homme pour être dit » (p. 104)


 

Même si Notre besoin de consolation est impossible à rassasier, comme le disait Stieg Dagermann, je trouve une certaine consolation dans ces appels vers la beauté du monde.